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Entrevue avec le compositeur français Patrick Dorobisz

Patrick Dorobisz
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PATRICK DOROBISZ ([Dorobi:z]), né le 25 mai 1955 dans le nord de la France et réside à Lille avec la pianiste Véronique Vanhoucke. Il est un compositeur français de musique contemporaine, d’avant-garde française.

Il partage avec Philipp Glass des origines Lituanienne. Patrick Dorobisz est généralement associé au mouvement de musique minimaliste qui s’est formé à partir des années 1960, cependant sa démarche s’inscrit plus précisément dans l’Art Minimal, l’interdisciplinarité et les nouvelles technologies. Patrick Dorobisz construit son oeuvre conjointement dans la composition de musique et la peinture. Rarement la phrase adoptée par Ludwig Mies van der Rohe « Less is More » n’aura trouvé autant de résonance.

C.F : Patrick Dorobisz, vous êtes compositeur, peintre et c’est à la suite de votre travail en peinture, que vous êtes devenu compositeur. Vous avez fait le choix de suivre vos études aux Beaux-arts. Pouvez-vous nous expliquer votre parcours ?

Oui tout à fait, j’étais étudiant aux Beaux-arts. L’Académie de Valenciennes réunissait les Beaux-arts et le conservatoire de musique. C’était deux grands bâtiments qui avaient une cour commune. Le conservatoire ne me convenait pas à cause de son enseignement que je trouvais trop orienté vers la musique classique et non contemporaine. Ce que je voulais c’était créer, composer mais certainement pas devenir musicien classique. J’étudiais la musique depuis l’âge de 7 ans, j’étais un peu saturé… Comme je voyais qu’en face, les jeunes étaient un peu plus branchés sur la création mais aussi sur la société, j’ai traversé la cour et je suis allé dans l’autre bâtiment. C’est-à-dire les Beaux-Arts. Depuis tout petit j’étudiais également le dessin et la peinture en plus de la musique, j’ai donc passé le concours d’entrée et je l’ai obtenu.

C.F : C’est donc dans cette école des Beaux-arts que vous avez expérimenté une nouvelle musique, une musique minimaliste ?

Non pas à Valenciennes mais à Cambrai. Aux Beaux-arts de Valenciennes j’ai fait ma première année mais comme on m’avait dit qu’il y avait une autre école des Beaux-Arts, encore plus axée sur la création contemporaine, j’y suis allé. Par ailleurs ce que je proposais de faire n’était pas accepté… Par contre à Cambrai, oui. J’y suis donc allé et comme cette école des Beaux-Arts venait d’être agréée par le Secrétariat d’état à la culture pour préparer au diplôme National, j’y ai continué mon cursus.

Je me suis très vite aperçu que l’enseignement correspondait beaucoup plus à mes attentes, notamment l’atelier de peinture, dont Jean-Claude Chevalier en était le professeur artiste : il était peintre. Il l’est toujours d’ailleurs mais surtout, il avait une ouverture d’esprit qui permettait à tous ses étudiants d’expérimenter de nouvelles voies dans la peinture et dans l’art contemporain qui naissait, ce qui n’était pas le cas aux Beaux-Arts de Valenciennes.

Pour ma part c’était le son, la musique, pour d’autres c’était l’écriture, la littérature… etc. Ça nous changeait de la peinture de chevalet encore très présente dans les écoles d’art. Quand je pense à l’atelier de peinture, c’était beaucoup plus un laboratoire d’idées qu’un véritable atelier de peinture d’ailleurs.

C.F : Il me semble que vous avez une anecdote lorsque vous travailliez sous sa direction.

Oui j’en rigole maintenant mais à l’époque non !

Un jour, nous devions être en 73, Jean-Claude vint me voir, observa mon travail et me dit : « Malevitch a fait le carré blanc sur fond blanc, John Cage a fait 4’33 de silence… il y a des groupes allemands qui font de la musique répétitive. Puisque tu t’engages dans cette voie, tu peux voir du côté du minimal art et de l’art conceptuel ! Mais n’oublie pas d’écouter aussi Jefferson Airplane !!! » Et il partit en rigolant… Autant vous dire que j’étais bien avec ces consignes, si j’en rigole maintenant ce n’était pas le cas à l’époque ! il m’a fallu 3 mois pour m’en remettre… (rires)

D’un côté : le carré blanc sur fond blanc et de l’autre, le silence de John Cage… et je n’avais que très peu de documentation ! Un livre de Seuphor, un ou deux articles sur le minimal art dans Opus International ou L’art vivant et rien de plus !!! On était en 73 ! Il n’y avait pas encore d’études réelles, de thèses sur le suprématisme, ou sur le minimal art ; tout au moins en France.

C.F : C’était des formes d’art qui émergeaient ?

Oui effectivement, il y avait bien quelques peintres américains, mais dont on parlait confidentiellement tout comme les minimalistes Français, le groupe BMPT : Buren, Mossier, Toroni et Parmentier ou encore Viallat de supports surfaces ! Quelques peintres reprenaient les thèses du suprématisme et du constructivisme, les autres élaboraient des théories marxistes… etc.

Le monde de l’art bougeait ! Et en fait tous ces peintres jetaient les bases théoriques d’une nouvelle peinture qu’on appelait « minimal art » ou art conceptuel, avant-garde… etc. Comme je me sentais finalement assez proche de ces mouvements, j’ai décidé de poursuivre ma réflexion en tenant compte de certaines théories dont on parlait à l’époque. Je cherchais à élargir ce que je faisais à d’autres médiums, notamment le son. Si on employait la lumière, la vidéo, par exemple pourquoi pas le son ! Mon idée était de faire un art qui se débarrasse de l’objet artistique, de sa matérialité. En fait c’était la démarche malévitchéenne qui m’intéressait vraiment.

Et lorsque Jean-Claude m’a parlé du carré blanc de Malevitch et du silence de John Cage, j’ai commencé à étudier ces artistes, à questionner ma peinture et j’ai exploré de nouvelles directions dans le champ du minimal art, de l’art conceptuel et d’une certaine musique répétitive.

C.F : Comment faisiez-vous cette musique ? Avec des musiciens, des machines ?

Certainement pas avec des musiciens sinon je retournais dans une démarche classique. Il me fallait par contre trouver de nouvelles harmonies, de nouveaux rythmes, de nouvelles couleurs sonores à partir des machines de l’époque, qui étaient analogiques. Je créais des matériaux sonores qui étaient pour moi les nouveaux matériaux de ma peinture.

J’utilisais un synthétiseur EMS, quelques magnétophones K7, un sequencer à 8 notes, etc. J’avais aussi 2 générateurs de fréquences à lampes. Introduire ces nouvelles technologies, qui produisaient du son, dans mes réalisations artistiques était pour moi singulier, car j’y voyais une nouvelle transgression dans l’art non seulement par le son mais ensuite par une nouvelle musique qui devenait le nouvel objet artistique, un objet artistique totalement immatériel. Il y avait aussi le côté machinique, industriel qui m’intéressait vraiment beaucoup.

En déplaçant l’utilisation de ces machines à des fins purement artistiques et non musicales, je déplaçais aussi les frontières de l’art et tout un nouveau pan de la recherche artistique s’offrait à moi, avec de nouvelles questions purement artistiques, philosophiques ou phénoménologiques… etc.

C.F : C’est donc suite à votre recherche artistique que vous êtes devenu compositeur !

Oui, mais j’avais quand même appris la musique pendant plus de 10 ans… je n’étais pas sans base musicale.

Mais c’est bien dans cette institution des Beaux-Arts que je suis devenu par la force des choses, mais aussi finalement par choix, et presque par obligation, compositeur, et non pas au conservatoire. Au départ c’était donc le son que j’introduisais comme nouvel objet artistique et finalement, en repoussant sans cesse les limites de mon travail artistique, j’ai fini par le remplacer par une nouvelle musique expérimentale et je suis devenu compositeur car j’étais allé au bout de ma recherche picturale.

C.F : Comment se passait votre travail aux Beaux-Arts ?

J’avais ma pièce, mon atelier dans lequel j’avais installé un mini-studio et je travaillais. Ma cafetière aussi ! Mais comme tout tournait autour de la musique, du son, ce n’était pas facile. Quelque part je m’étais mis en dehors du circuit Beaux-arts.

Ce qui est sûr c’est que ce n’était pas facile à l’époque de conjuguer plusieurs disciplines… Il y avait encore beaucoup de profs des Beaux-arts qui voyaient d’un mauvais oeil les installations de Nam June Paik… encore plus des démarches comme celles de supports surfaces… etc.

Si aujourd’hui les installations interactives avec du son, des images vidéo… etc. sont évidentes, ce n’était absolument pas le cas dans les années 70. Mais finalement tout s’est bien passé et en 76 je passais et obtenais mon Diplôme National au Mans.

C.F : Vous aviez créé une nouvelle musique ?

Créer est un bien grand mot car c’était une époque où de nombreux musiciens cherchaient de nouvelles voies en musique. Je disais que je faisais des tableaux sonores, des toiles temporelles qui étaient enregistrées sur bandes magnétiques. C’est d’ailleurs ce que j’ai défendu au Diplôme National.

Disons que j’avais jeté de nouvelles bases pour une musique contemporaine qui posait des questions inhabituelles à la musique, à travers l’utilisation de structures répétitives ou encore de sons continus. Ces questions portaient sur le jeu instrumental, l’utilisation des synthétiseurs, les nouvelles machines de l’époque, une nouvelle réalité musicale, le temps et l’occupation spatiale par le son en utilisant des haut-parleurs.

Je m’appuyais sur les bases théoriques de ma démarche artistique et c’est ainsi que peu à peu j’ai créé cette musique que vous connaissez. À travers cette musique je cherchais ce que je ne pouvais pas faire en peinture. Mais avant d’en arriver là, j’ai d’abord beaucoup expérimenté et questionné la peinture. J’ai commencé par créer des environnements, par faire des installations et ensuite j’ai introduit le son. C’était des lieux sensoriels où peu à peu je me suis débarrassé de l’objet artistique. Et après une dizaine d’années, en 1985, j’ai totalement délaissé l’objet pictural pour me consacrer uniquement à la musique écrite.

C.F : Vous dites que vous vous êtes débarrassé de l’objet pictural. Comment s’est passé ce changement

Ce n’est pas vraiment un changement. Mon propos était le même si ce n’est que j’ai changé de médium. À partir des années 80 je me suis aperçu que je commençais à tourner en rond et que je me répétais dans ce que je faisais. J’étais allé au bout de ma démarche et je prenais conscience que la peinture, ma peinture, mes installations n’avaient plus de sens.

Il me fallait dépasser ce stade de l’installation. Le médium des arts plastiques ne me convenait plus. Je ne voyais donc absolument plus l’intérêt de présenter ma peinture, mes installations dans une quelconque exposition.

J’avais vraiment l’impression d’être entré dans un nouvel académisme… Et comme j’étais dans un radicalisme artistique, j’ai rejeté toute idée d’exposer ou même de peindre. Je ne répondais même plus aux demandes d’expositions… J’ai cessé de peindre pendant des années et j’ai signifié mon acte par ma performance « Dérive contre piano ». J’ai volontairement pris un instrument de musique que j’ai peint avec mes bandes obliques.

J’ai ensuite passé à la scie circulaire ce piano, je l’ai détruit et j’ai écrit dessus la phrase de Malévitch « la peinture est périmée depuis longtemps et le peintre est lui-même un préjugé du passé ».

Ce qui était pour moi un moyen de marquer mon retrait du monde de l’art. Quand tu n’as plus rien à dire, il faut savoir le dire et savoir se retirer. Je suis devenu un peintre du silence…. Mais ce silence deviendra en fait l’objet de ma musique tout au moins en partie. On était en 1985.

C.F : C’était effectivement une décision radicale mais la peinture ne vous manquait pas ?

Si tout à fait car le problème est que par cette décision, je renonçais à qui j’étais et quelque part l’acte de peindre me manquait bien sûr… Ma seule possibilité pour continuer à peindre en quelque sorte et pour ne pas renoncer à moi-même, était de composer du temps et des couleurs musicales.

Là j’y voyais un sens artistique et en même temps composer des matériaux sonores, du son électronique, me paraissait plus facile, il n’y avait pas tous ces siècles d’histoire. J’étais plus à l’aise.

Lorsque tu peins, tu es face à plusieurs siècles de peinture qui te regardent. À chaque coup de pinceau un peintre te regarde. C’est très difficile à supporter car ces peintres avaient une véritable fonction sociale. Mais nous ? Être peintre en 1980 ? Qu’est ce que cela voulait dire ? Tu vas dire, bonjour, je suis peintre, je fais des installations ? Tu vas dire : je suis artiste ! Mais on te rigole au nez ! Quelle est la fonction sociale de la peinture ? De l’art ? Tu crois qu’il y en a vraiment une ? Même à l’heure d’aujourd’hui ??? Oui il y en a une, c’est le fric que l’art génère. La spéculation, il n’y a que cela ! Regarde tous ces jeunes artistes, ils font carrière… est ce que l’art c’est faire carrière ? Certainement pas ! Mais maintenant oui… c’est devenu la norme…

C.F : Mais pourtant vous continuiez à peindre des tableaux ?

Oui mais assez peu et si je continuais à peindre c’était juste pour moi. Ma peinture était un fait divers. Elle l’est toujours. Ce que je fais ce sont des faits divers ! Dans un monde où tous les disques durs sont saturés d’images, ma peinture n’est qu’un fait divers ! Une sorte de « monstre » pour ma musique. Mais il y a tellement de musiques !

Un monstre, tous les compositeurs comprendront, un monstre est un schéma pré compositionnel. Un croquis en quelque sorte d’une partition. Et c’est uniquement dans ce sens que ma peinture avait encore une certaine authenticité. La composition picturale, m’aidait à trouver ma composition musicale.

Je veux dire que des problématiques de structures, de fond, de contours, de couleurs, de matières, de formes, de figures, de matérialité, de non-matérialité, de lumière… etc. — enfin tout ce qui fait la peinture, m’aidaient réellement et m’aident toujours pour écrire de la musique.

C’est toujours dans ma peinture que je trouve ma prochaine composition musicale. C’est toujours pour cette raison que la peinture reste ma compagne de route. C’est dans le faire pictural que je trouve la solution de ma musique.

C.F : Vous avez donc arrêté d’exposer car ce que vous faisiez n’avait plus de sens pour vous ?

Oui ça n’avait plus de sens de présenter ma peinture et mes installations. Mais j’ai continué à peindre… en silence… C’était juste pour répondre à une nécessité intérieure comme aurait dit Kandinsky et préparer une nouvelle partition. Mais pour l’art, non. Quant à exposer, ça devenait trop compliqué pour moi… je me souviens de 2 ou 3 expositions collectives, à Créteil à la maison des arts André Malraux et à Faches-thumesnil. J’avais rencontré Alin Avila qui m’avait demandé d’exposer. Je l’ai fait. C’était une exposition collective Nord Pas DE calais à la Maison des arts et je pense donc que j’ai fait deux autres expositions dont une personnelle à Faches lors du salon Tendances contemporaines Régionales. Ce qu’on appelait TCR et qui était sous la direction artistique de Pierre-Marie Baracca. Mais juste après Faches, nous étions en 1985, ma décision d’arrêter de peindre, de faire des expositions a été prise.

C.F : Que s’était-il passé à cette exposition pour que vous preniez la décision de tout arrêter ?

Mon objet pictural devenait musique, j’étais au bout de ma démarche artistique voilà tout. Mais j’avais quand même exposé… J’avais présenté des objets, des éprouvettes remplies d’un liquide coloré mais je n’étais pas très satisfait de moi-même. Ce n’était pas très réussi. Je n’avais pas grand-chose à dire mais par contre, les gens qui venaient visiter cette exposition avaient toujours mille choses à dire.

Je me retrouvais donc dans une position où j’avais présenté quelque chose qui ne me paraissait pas très abouti et pourtant, les gens en parlaient. Ils en parlaient tellement que je pouvais ensuite tirer de leurs propos de quoi écrire une démarche a posteriori, satisfaisante, enfin je pouvais tenir un discours qui s’inscrivait dans le champ de l’art contemporain, tel qu’on le connaît maintenant. C’était une situation assez cocasse : en présentant quelque chose dont je n’étais pas satisfait, les gens en parlaient quand même, comme s’ils avaient tout compris de ce que j’avais fait alors que moi-même je ne savais pas vraiment où j’allais avec mes éprouvettes. C’était comme s’ils se sentaient investis d’un discours esthétique… c’était eux qui écrivaient mon discours…

C’est là que je me suis rendu compte que j’arrivais à la négation même de l’art. Mais c’est peut-être la condition pour qu’il y ait art… je ne sais pas ! Les gens fabriquaient donc mon art !! ! Tu te rends compte ? J’étais effrayé ! Effrayé par les gens et par moi-même ! Car c’était moi qui déclenchait les conneries qu’ils me disaient ! Naturellement tout cela a contribué à me retirer du monde l’art, J’ai tout arrêté et j’ai refusé de m’inscrire en faux dans le monde de l’art contemporain.

En musique je faisais de la musique. J’étais sûr de ce que je faisais. La difficulté était d’expliquer que ma musique était la conséquence de ma démarche artistique. Un an après j’obtenais le 2ème prix international de musique électro-acoustique à Bourges. Il y avait 242 compositeurs et 36 pays représentés je pense. La réalité de ma musique était bien là. Ensuite Gérard Conio, directeur de collection aux éditions l’âge d’homme m’a demandé d’écrire un texte à propos du suprématisme en musique* qui a été publié et m’a fait rencontrer Marc Khidekel, le fils de Lazare Khidekel qui avait travaillé avec Malevitch. En fait j’avais développé et expérimenté le discours que tenait Malévitch à Matiouchine. J’étais arrivé « au bout du blanc », le son ! Le son avait remplacé mon objet pictural.

C.F : Et pourquoi donc maintenant prenenez-vous votre activité de peintre ? Avec des expositions ?

Je ne sais pas… c’est comme ça… C’est une contradiction...peutêtre une de plus… Peut-être une certaine façon de voir tout ce que j’ai fait. Faire le point avec moi-même…

C.F : Comment votre musique, votre peinture étaient-elles accueillies dans les années 70 ?

Assez mal, surtout dans le monde de la musique classique comme je t’ai dit. Si mes amis des Beaux-arts reconnaissaient dans ma démarche une véracité artistique transdisciplinaire, il n’en était pas de même de mes copains musiciens qui ne comprenaient plus rien…

Ma recherche musicale ne se plaçait pas sur le champ de la tonalité ou du sérialisme mais sur la perception de l’espace et du temps.

A l’époque, faire passer ce type de discours auprès des musiciens, ce n’était pas gagné ! Encore maintenant d’ailleurs ! ! ! Dire que ma musique est un constituant plastique relève de la science fiction ! Je préfère donc simplifier et dire que je fais une musique minimaliste mais au vrai sens du terme… et éviter le sujet du minimal art ou de l’art conceptuel.

C.F : Où présentiez-vous vos oeuvres picturales, votre musique ?

Toujours lors d’expositions de peinture collectives ou parfois dans des galeries. C’était durant la période de 1975 à 1984. Faire un concert exclusivement avec ma musique n’était pas possible. Tout le monde me disait que ce n’était pas de la musique.

J’étais blasé… mais bon, je continuais. Il n’y a finalement que John Cage que j’ai rencontré en 84 à l’opéra de Lille qui a apprécié ma démarche et ma musique, mon Wagner express et qui en a parlé d’ailleurs.

Et puis surtout les Belges Flamands, Lucien Goethals et José Berghmans. Des compositeurs sérialistes mais qui eux ont pris très au sérieux ma musique et m’ont admis à l’institut de pyschoacoustique et de musique électronique de Gand dont Lucien était le directeur. C’est d’ailleurs au sein de cet institut que j’ai composé « l’orpheon de jade » et « le gai savoir » pour 4 marimbas.

C.F : Aujourd’hui on définit la musique minimaliste comme étant une musique tonale avec une pulsation régulière. Si j’ai bien compris votre propos ce n’était donc pas du tout la tonalité ou la pulsation régulière que vous recherchiez ? Ou est-ce que vous avez vous aussi dans les années 70 utilisé la tonalité et la pulsation régulière ?

Comme je te l’ai dit, ma recherche ne portait ni sur la tonalité, ni sur la pulsation mais sur la transdisciplinarité, le son comme constituant plastique du minimal art, l’espace et le temps. D’ailleurs la musique de La Monte Young était elle tonale ? Non. Est-ce qu’elle pulsait avec une noire à 120 ? Non, employait-t-il la micro tonalité ? Oui. Et pourtant on considère que La Monte Young est le créateur de la musique minimaliste. Et sa musique est totalement à l’inverse de la définition du minimalisme musical qu’on en donne ! La musique minimaliste est devenue aujourd’hui une esthétique musicale qui n’a plus rien à voir avec les sources du minimal art ! C’est un bizness de certains compositeurs et de certains universitaires.

Si le minimalisme paraît simple, il est d’une pensée très complexe, je sais de quoi je parle Moi-même je ne sais plus où j’en suis parfois… (rires) On ne peut pas classer, ranger, étiqueter le minimalisme que sur des critères de tonalité, de pulsation ou de bourdon ! C’est bien plus que cela !!!

C.F : Vous employiez la répétition ?

Oui bien sûr, mais je contrariais ces répétitions par des décalages, des variations comme dans ma peinture aussi. Je répétais des figures géométriques en faisant varier leur forme, couleur… etc. Je pliais ma toile pour avoir des répétitions de figures et je faisais un peu la même chose avec mes bandes magnétiques. Mais cela s’est fait naturellement ! j’étais obligé de décaler car aucun de mes magnétophones ne tournaient à la même vitesse… J’utilisais des magnétophones K7… Le plus important pour moi était d’inscrire ma musique conceptuellement, théoriquement et, concernant les procédés compositionnels, je m’en tenais aux principes que j’avais écrits concernant ma peinture.

Si tu prends par exemple « l’orphéon de Jade », c’est une pièce que je faisais avec mes magnétophones K7 dans les seventies. Ensuite je l’ai reprise je pense en 79, 80 avec du meilleur matériel et je l’ai finalement aboutie dans sa forme actuelle en 1984, à l’IPEM de Gand.

Et en 2009 je l’ai encore reprise pour en faire une version pour 4 pianos que Veronique interprète. Mais cette fois en ouvrant la forme et en y introduisant du piano préparé.

C’est une pièce expérimentale qui peut être interprétée par toutes sortes de formations et d’instruments. C’est aussi l’exemple type d’une musique qui a été critiquée de nombreuses fois, ce n’est pas de la musique me disait-on dans les seventies, idem dans les années 80.

C.F : On ne vous voit pas souvent dans le monde de l’art ou tout simplement en concert ? Vous êtes assez invisible malgré un travail plus que remarquable…

Merci. Mais c’est très difficile… si tu frappes aux portes et qu’elles ne s’ouvrent pas, au bout d’un moment tu laisses tomber... Si tu n’es pas validé par le ministère de la culture et les hommes politiques qui se réfugient de toute façon vers les spécialistes de la création artistique, les techniciens ! tu n’entres pas. C’est tout simple… et même si tu rencontres des responsables culturels qui voudraient t’associer à leurs projets, on leurs dit tout simplement de changer d’artiste sinon pas de subventions !

La Politique culturelle de la France est soumise aux décisions des inspecteurs de la création artistique. Nous sommes quand même le seul pays au monde à avoir un fonctionnement comme en ex – URSS. Il y a des flics de l’art ! Il ne faut pas l’oublier… Le grand public n’est pas au courant mais tous les professionnels le savent...

Alors bien sûr il ne faut pas s’en occuper et essayer de faire en parallèle ton truc mais c’est très difficile et bien sûr tu es moins visible que d’autres.

À l’étranger on connaît très bien l’art d’état de la France et sa faillite… c’est d’ailleurs pour cette raison que l’art, la musique ne s’exportent plus…

Moi j’ai de la chance ! ma musique s’exporte idem pour ma peinture. Tous les connaisseurs savent très bien que je n’appartiens pas au système.

Par ailleurs être invisible, c’est vivre en marge de la société et surtout être en marge des circuits officiels de l’art. C’est quand même mieux ! Il est vrai que je n’ai pas vraiment choisi cette situation, mais comme celle-ci s’est plutôt imposée à moi, finalement je l’ai acceptée. En même temps, il faut avoir beaucoup d’énergie à consacrer pour se faire connaître. Et le temps passé pour déployer cette énergie est du temps en moins pour la création. Depuis 40 ans je dors en moyenne 4 à 5h par nuit, pas plus et c’est un max et comme beaucoup d’autres artistes je dois aussi faire un autre boulot pour gagner ma vie ! Si j’ai besoin de 1000 € pour terminer un projet, je dois me débrouiller seul… vendre des Cds, des tableaux… etc. Compter sur un journaliste indépendant qui me fasse un peu de pub...etc.

Je ne suis pas le produit du ministère de la culture !

Pour être admis dans la carrière, il faut faire partie des réseaux de l’art, il faut avoir été exposé dans des lieux prestigieux, être suivi par la bonne galerie, faire des concerts dans des lieux prestigieux et surtout il faut se conformer à une certaine pensée dominante, c’est ainsi que l’artiste existe.

Ce qui compte, ce n’est pas la qualité de l’oeuvre mais la notoriété.

Je ne vais quand même pas dire que j’ai exposé à l’Institut Karl Marx ou à Haulchin ! Ça ne fait pas sérieux dans le milieu de l’art contemporain !!! (rires) Pourtant je l’ai fait et j’aime bien cet institut ! Les gens sont très sympathiques ! Mais j’ai tout faux… (rires) Je ne suis pas non plus du genre employé de mon propre travail artistique, je veux dire par là que je ne suis pas celui qui se lève à 8 heures du matin (plutôt le contraire) pour aller à un rendez-vous d’affaire à 9 h 30, puis rencontrer un attaché culturel à 10 h 30, puis déjeuner au sénat, puis aller à un vernissage, puis se montrer à un concert… etc. Faire en fait le commercial et démarcher ! Il y a donc peu de chance pour que je m’insère dans un réseau de marketing culturel, pour qu’il m’inscrive à son tour dans une société économique dont je serais un rouage comme d’autres travailleurs, des employés d’administration… etc.

Je ne m’inscris pas dans ce modèle sociétal, comme ma création artistique ne s’inscrit pas dans ce monde ni dans ce modèle économique. Elle le combat !

Elle le combat par souci d’authenticité et de véracité. Face à un tel système qui a émergé au début des années 80, j’ai dû me retrancher, m’exclure, m’exiler, pour rester en accord avec moimême et ne pas trahir l’art, la vie. L’uniformisation est sous contrôle de Paris à New York en passant par Londres, Berlin Tokyo. Quant à moi je suis libre et je ne suis pas conforme dans un uniforme.

Je suis compositeur, peintre et voilà !!!

* L’Avant-Garde Russe et a Synthèse des Arts Sauf - conduit N° 2 - Dossiers Dirigés par Gérard Conio - Éditions L’AGE D’HOMME - 1990. (Texte : Vers le suprématisme musical )

Site officiel de Patrick Dorobisz : http://www.patrickdorobisz.com
Album Couleurs et lumière : http://www.deezer.com/album/7088198
Album Sneeuw : http://www.deezer.com/album/7103400

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